Jour 1:

Chers Vous,
Je ne pourrais décemment pas tout vous raconter ! Mais voici quelques nouvelles:
Après notre première nuit, blanche, dans les avions, leur transfert, c’est au lever aérien du soleil que nous débarquâmes à Khartoum, une ville ocre, dominée par la fine poudre saumure de sa terre omniprésente.
L’accueil est simple et chaleureux et, compte tenu de toutes les armes que nous portions sur notre dos, somme toute efficace ! Mais, très vite, les transports nous volent de longues minutes de nos journées. Les routes sont plus généralement des pistes, parfois goudronnées, sans feu, encombrées même si les chauffeurs râlent peu et n’abusent pas de leur klaxonne.
A peine une heure après notre arrivée, nous étions attendus à l’ambassade pour un thé diplomatique, avec Monsieur l’Ambassadeur. Ce fut une longue discussion japonaise à laquelle nous participions selon nos moyens, je parlai grec, égyptien, nubien, quand Bertrand s’autorisa simplement à demander quelle était finalement la mission d’un ambassadeur au Soudan … Je vous épargnerai les commentaires français de notre Sensei !
Nous nous sommes ensuite rendus sur les lieux de la cérémonie du lendemain, dans les jardins de la maison personnelle de Monsieur l’Ambassadeur. Tout le monde s’affairait déjà, entre la mise en place de l’estrade recouverte de ces magnifiques tapis rouges orientaux, des cinq micros, du podium… Nous étions les seuls artistes de la soirée anniversaire de l’Empereur du Japon à laquelle 400 personnes étaient conviées.
Après quelques mises au point, nous partîmes enfin dîner dans un wok-fish typique avant que de prendre notre premier tchouk-tchouk, direction Abbasher Hôtel pour une vraie nuit de sommeil.
Il était 22heures, la pression palpitait sous notre peau qui se dilatait et s’adaptait doucement au 35 degrés environnants.

Jour 2:

Le programme sera intense !
Nous décidâmes néanmoins de nous rendre à la croisée des deux Nils, juste après le petit déjeuner local: poivrons chauds, saucisses à la volaille, houmous… L’aventure nous attendait bel et bien mais je ne m’étendrai pas ici. Il en était décidé ainsi !
Nous plongeâmes les mains dans l’eau saumâtre et énergisante du Nil bleu avant que de rebrousser chemin. Retour à l’hôtel pour un jus de fruits frais, préparation de toutes nos affaires, concentration et départ à 15h30. Une répétition était prévue avec une traductrice et il ne me restait plus que quelques minutes pour me familiariser avec le texte de notre Sensei écrit en anglais qu’il m’incombait désormais de prononcer en partenariat avec la traductrice en langue arabe.
Deux passages étaient convenus lors de la soirée : le premier une danse de Noh, le second une démonstration de Iaï par les sempaïs puis par notre Sensei qui conduirait au texte historique et philosophique en regard de ses mouvements.
Les invités furent nombreux, la réception fastueuse, fleurs, tapis, cocktails de fruits, mets raffinés. Nous étions sous les étoiles, dans un cadre inédit, entre une réception privée et un univers multiculturel, hautement politique, en représentation publique, sous les regards et objectifs des photographes et caméras officiels.
Après les discours du Ministre des Affaires, de Monsieur l’Ambassadeur, la danse de notre Sensei surgit au coeur de la nuit, insolite, intense, remarquable ! Il nous avait encore une fois ouvert la voie, nous ne pouvions être que formidables ! Mais…
Où est Bertrand ?
Juste là, bien sûr !
A la fin de notre prestation, nous eûmes à peine le temps de nous changer et de nous restaurer des mets convoités que nous avions aperçus comblés les jardins, que les invités avaient décampé aussi vite qu’ils étaient apparus et que notre chauffeur nous attendait pour rentrer.
Quelques échanges croisés, poignées de mains et félicitations ponctuèrent notre retour et nous accueillirent même à l’hôtel car, à notre grande surprise, la réceptionniste avait assisté à la soirée !

Jour 3:

Notre nuit nous sembla courte. Notre âme demeurait agitée. Le sommeil salvateur n’était pas venu nous frapper si facilement, notre mission était encore si grande que rien ne nous abattait.
Nous partîmes alors, ce matin là, au Musée National, plonger nos esprits aux racines du croisement de nos cultures.
Mes quelques mots d’arabe nous permettaient de circuler rapidement, si et seulement si, Bertrand ne décidait pas de faire la « conversation », ce qui faisait fondre la patience reconnue de notre Sensei, plus vite qu’il ne dégaine !
Le départ de l’hôtel était prévu pour 15h après notre cérémonial jus de fruits frais en guise de déjeuner.
Nous traversâmes le centre de Khartoum, les deux Nils et nous nous rendîmes à Oumdurman, l’autre quartier, celui de la rive gauche. Là encore, nous arrivâmes dans un lieu improbable, une petite salle de spectacle de 400 places, attenante à une sorte de gymnase où nous attendait une soirée de rencontres sportives.
Monsieur L’ Ambassadeur, le Ministre de la Culture du Soudan, et le directeur du théâtre national du folklore ouvriraient la nouvelle cérémonie qui réuniraient le club de Judo de Khartoum, celui de Karaté et l’unique Samouraï du 21ème siècle, venu spécialement du Japon, accompagné exceptionnellement par une femme manipulant le sabre. Mais…
Où est Bertrand ?
Ah oui, juste là bien sûr !
Les embûches étaient nombreuses: les tatamis déposés sur le plancher du théâtre ne formèrent qu’une toute petite scène, pas de vestiaires ni toilettes féminins, la terre infiltrée dans tous les recoins, pas de nourriture, ni eau..
Mais les anges étaient aussi très nombreux depuis noter arrivée: la sympathie et le profond respect des Senseis de Khartoum, notre traductrice experte et disponible et Arrima, une enfant de 5 ans, la seule karatéka de tout le Soudan, portant un kimono blanc, un hakama-jupe rouge et arborant fièrement un chignon japonais rehaussé de deux baguettes.
Notre show devait se composer d’une danse surprise que notre traductrice avait commandé à notre Sensei, qui ne refuse jamais rien, suivie par les démonstrations de Iaï, des 5 formes de Shinkage, du trio sur les formes libres, puis du Niten, les 5 formes revisitées par notre Sensei, le trio sur les formes libres, suivie d’une danse de suffi, spécialité de notre Sensei et enfin, pour recourir à la demande, d’une sorte d’atelier sur scène ouvert à qui veut…
Durée totale 1h15 !
Tout fut vertigineux ! L’improvisation de notre Sensei pendant l’atelier fut saisissante ! Je fis ma première prise d’Aïki avec un militaire en tenue, gradé, d’une soixantaine d’années, son regard droit dans le mien, s’exprimant dans un parfait anglais: « It is an attack or a defense ? », sans sourciller je lui ai répondu tout aussi directement « The both, Sir ! Do you want to try ? » « Yes, I do ! ».
Le succès fut phénoménal. Notre Sensei a joué et bien joué, il a dansé avec Arrima, pendant que Bertrand était tout autant accaparé !
Deux cent photos partirent sans doute dans les heures qui suivirent. Nous furent assaillis de compliments, Masato offrit deux bokken aux Senseis et apposa une dédicace sur la lame.
Monsieur l’Ambassadeur semblait ravi.
Avant de partir, nous acceptions le rendez-vous au club du Judo pour le dimanche matin, jour de notre départ.
Tant d’émotions soudainement et tant d’épanchements ! Nous étions affamés et heureux ! Il était 22h30.

Jour 4:

Notre dernière grande journée de représentation!
Ce ne sera pas la moins étonnante !
La matinée se déroula dans une certaine impatience mesurée. Nous attendions des nouvelles de Sako San, notre contact de l’ambassade, n’osant quitter plus de quelques mètres notre hôtel. Nous ne savions presque rien du lieu, de la cérémonie, de l’occasion. Bertrand jouait au reporter photo, j’écrivais quelques lignes et Masato Sensei tâchait de se concentrer et d’anticiper les meilleurs choix artistiques.
Midi approcha et autour de notre jus de fruits frais, nous furent sommés de partir. Nous traversâmes à nouveau Khartoum jusqu’au Nil blanc que nous connaissions bien. A ses bords, le lieu-dit, qui se trouvait être le plus vieil hôtel de la capitale érigée pour la Reine Elisabeth au milieu du XXème siècle. Ce qui nous attendait n’était autre que le Troisième Festival International des Pays Asiatiques.
Au milieu des jardins de l’hôtel, une sorte de halle-tente incommensurable avait pris place. A chaque entrée de la halle, on pouvait avant de pénétrer, s’arrêter à un stand pour goûter à chaque spécialité culinaire des pays asiatiques invités. A l’intérieur, au-dessous de lustres victoriens colossaux s’étendaient 500 chaises rouges faussement damassées autour desquelles les stands de chaque pays offraient aux regards leurs objets artisanaux et proposaient leurs costumes traditionnels pour des photographies édifiantes. Nous prîmes vite la mesure et l’outre-mesure de la situation, deux mille personnes allaient se rendre aux performances de ce soir dans un contexte tout aussi populaire qu’officiel.
Notre Sensei prit ses marques sur la scène encadrée d’un pont de lumières extraordinaires et d’un régisseur expert de toutes sortes d’effets, pourvu de nombreuses couleurs. Nous imposions tranquillement la sobriété à contre coeur de ses espérances.
Après ces quelques mises au point, nous filâmes traverser le Nil et posâmes les pieds sur l’île Tuti, où un peu de calme, un thé lipton ou un café soudanais nous furent très aimablement servis.
Notre Sensei devait proposer en quatrième position une performance de 25 minutes, avec la danse Hayamaï et le masque de femme puis je lui apporterai son sabre pour une nouvelle danse plus martiale. Bertrand était désigné pour la captation ! Mais..
Où est Bertrand ?
Oh, non ! s’ennuyant quelque peu, il visitait l’hôtel et s’enquit même de la propreté des toilettes féminines sans se soucier de la présence ou non de ces dames !
Bien sûr, nous assistâmes Sensei de notre mieux, c’est-à-dire sans loge, sur une scène métallique brinquebalante, recouverte d’un tissu noir indéfinissable, coincés derrière une coulisse de fortune entre les jeunes danseuses indonésiennes angoissées, les organisateurs et présentateurs débordés, animant entre chaque performance le tirage au sort d’une tombola géante.
Notre Sensei sut encore imposer son élégance et la magie du Noh opéra encore une fois. De nombreuses personnes vinrent nous saluer, nous photographier, nous reconnaître et se faire reconnaître de nous, nous retrouvâmes nos amis judoka et la soirée se termina autour de quelques sushis et d’une bouteille d’eau !

Jour 5:

Ce fut à 7h30 que nous rencontrâmes Abdullah, notre guide pour une grande partie de cette journée extraordinaire.
Une Toyota break nous attendait, presque confortable et m’incitait à convoiter une sieste matinale. Il y avait trois heures de trajet au moins sur la seule route qui reliait Khartoum au Port Soudan en traversant le désert. Nous étions munis d’une dizaine de photocopies de notre autorisation de sortie de territoire, qui devait pourvoir à tous les check-point que nous croiserions au milieu de nulle part. Le désert restait notre destination, le lieu exact était inconnu, l’objet: les pyramides soudanaises.
Abdullah était un homme charmant, comédien de profession, instructeur, dévolu à l’éducation des enfants, ayant circulé dans tout son pays, il était drôle et libéral. Une pause « pipi and sudanese Qahwa » s’imposa dans un no man’s land de bidonville au bord de la route, avec pour horizon une végétation sommaire esseulée entre les montagnes de granit rose et la terre sablonneuse qui s’étendait jusqu’aux portes du ciel. Nous reprîmes la route, conversant à tout rompre sur l’histoire du peuple nubien, les révolutions religieuses et gouvernementales, l’habitat et la vie du 21ème siècle, quand soudain, une déflagration et certains tremblements nous firent comprendre rapidement que le pneu arrière gauche venait d’éclater. Après un petit frisson d’instabilité, un arrêt obligatoire, Abdullah et le chauffeur nous rassurèrent en nous montrant les deux roues de secours encore disponibles ! Quel équipage mais…
Où est Bertrand ?
Ah, facile dans le désert, quoique …Nous quittâmes désormais la route pour nous avancer à travers les dunes. Nous arrivâmes une trentaine de minutes plus tard sur la plus belle dune dont le sable éclatait de son rose-orangé et dont la finesse était bouleversante.
Nous étions simplement seuls ! Une vingtaine de pyramides s’érigeaient devant nous, moins vertigineuses que les égyptiennes mais tout aussi époustouflantes, plantées là, entre le ciel et la terre, dans toute leur puissance architecturale. Devant chacune d’elles, se tenait une petite chapelle de recueillement dont les murs étaient ciselés de représentations divines et dont les hiéroglyphes ne sont pas encore déchiffrés.
Enfonçant nos pieds dans le sable chaud, nous entrâmes dans l’une des chapelles, à l’ombre du soleil dardant ses rayons zénithaux au rythme des explications d’Abdullah. Ce dernier nous laissa une bonne demi heure, toujours pleinement seuls, à parcourir, méditer, toucher, pénétrer de tous nos sens ce lieu inédit au milieu du désert. Une dizaine d’hommes nous avaient rejoints sur leur dromadaire car nous avions promis de choisir l’un d’entre eux pour retourner aux portes du site, ce qui me valut, grâce à Ali, mon premier galop, rênes en mains, à dos de dromadaire !
Après un dernier regard sur le site, quelques marchandages ratés de Bertrand aux chalands des portes invisibles, nous prîmes la direction du campement.
Situé quelques dunes plus loin, une cheyenne d’une cinquante d’années, italienne, régnait sur ledit campement et nous attendait de pieds fermes pour nous régaler de ses tagliatelles et frites maisons inoubliables. Nous avancions en plein mirage, toujours seuls au monde !
Sylvia était La Femme du désert, qu’elle parcourait depuis l’Algérie et la Syrie, descendant toujours plus à l’est, installant et dirigeant ses campements le plus loin de tout village. Sa gentillesse et la lumière de ses yeux étaient renversantes.
La journée aurait pu s’achever ainsi sur toutes ces merveilles car notre besace était déjà bien pleine mais les étoiles en avaient encore décidé autrement. Sylvia nous apprit que ce soir était célébré le jour du prophète et que cette fête envahirait Khartoum, que nous aurions la chance de rencontrer des danses de Soufis si nous nous en donnions la peine.
Qu’à cela ne tienne !
Une halte à l’hôtel, un dîner amical pour saluer Sako San et nous voilà repartis pour notre dernière aventure nocturne :
Un terrain vague, un petit Bercy, trois touristes de nationalité indéfinissable se mélangèrent à 50 000 soudanais. Ils ne peuvent passer inaperçus. La stupéfaction, les rires éclosent de partout, circulant entre les stands des danseurs et chanteurs de la nuit. C’est inconcevable et bien réel, les deux hommes s’insèrent au groupe circulaire que forment une 30aine de soudanais et ils dansent avec leur corps et leurs gestes différents, ils franchissent l’épicentre et entrent dans une sorte de transe, pendant que la femme auprès des soudanaises vocalise sous les yeux ébahis de ses comparses ! Quel spectacle !
Masato and Bertand show !

Texte écrit par Audrey Marquis