Sabre dans la forêt - Une photo de Satoshi Saikus

Sabre dans la forêt – Une photo de Satoshi Saikus

“六大無碍常瑜伽 rokudai mugué nisite tsuneni yuga nari”.

Les six éléments qui composent l’univers (terre, eau, feu, air, vide ou espace, conscience) toujours s’unissent de manière fluide. Quand je médite ou pratique l’Aïki, ça m’arrive de temps en temps de ressentir cet état, cette union. Comme s’il n’y avait pas de frontière entre moi et l’espace, entre moi et les partenaires. Je suis semblable à l’air, la terre, l’arbre et mes partenaires, d’ailleurs tous les êtres de l’univers.
Interview de Masato Matsuura par NDD -n°54 – Avril 2012

Interview de Masato Matsuura sur NDD, un journal de danse en Belgique – Avril 2012

http://www.contredanse.org

Les arts martiaux et la danse.

À l’origine, les arts martiaux étaient des techniques d’attaque et de défense utilisées par les guerriers sur le champ de bataille. De nos jours, les arts martiaux ne sont plus pratiqués pour la survie mais sont devenus plutôt un moyen d’entraînement. Ils offrent des outils inestimables pour travailler l’intelligence et la conscience du corps : l’enracinement et la notion de centre, le rapport à l’espace, la présence sur scène, le travail avec son partenaire…
Les arts martiaux seraient nés en inde, et la première forme serait celle du Kalaripayat. La légende raconte que le moine bouddhiste Bodhidharma aurait créé la première école de Kalaripayat au sud de l’inde et serait parti ensuite en Chine pour fonder au temple Shaolin l’école de ce qui deviendra le Kung fu. Tant le Kalaripayat que le Kung fu sont encore pratiqués de nos jours et ont même inspiré des chorégraphies comme Sutra de sidi Larbi Cherkaoui, qui met en scène, en 2008, dix-sept moines du temple Shaolin.

D’autres arts martiaux comme le judo ont été source d’inspiration de créateurs de techniques somatiques comme Mosche Feldenkrais. il a pratiqué le judo dans les années 30 et il a été le premier ceinture noire d’europe. son expérience en arts martiaux lui a appris le mouvement efficace et harmonieux. Ses premiers cours de mouvement étaient destinés aux étudiants de judo.
C’est notamment le Tai Chi et l’Aïkido qui ont attiré l’attention des danseurs. Cet intérêt remonte aux années 60, aux états-Unis. Steve Paxton et Trisha Brown, entre autres, vont explorer des techniques corporelles orientales comme le yoga ou les arts martiaux pour s’éloigner de l’académisme.
Le Contact improvisation ou le Release seront en partie le résultat de ces recherches. Steve Paxton, qui pratique l’Aïkido depuis 1964, affirme que la chute roulée d’Aïkido a été son maître et que le Contact improvisation est né pour mieux la comprendre.

Ces arts martiaux continuent à inspirer des créateurs et interprètes aujourd’hui.

À la recherche du corps naturel.
Entretien avec Masato Matsuura
Masato Matsuura enseigne les arts traditionnels japonais Aïki (source de l’Aïkido), du sabre (Aïki ken) et du théâtre Nô à Bruxelles et à Paris, où il habite depuis 2006. Son parcours débute par l’étude du Nô, danse-théâtre que les samouraïs utilisaient pour entraîner leur corps et leur esprit. Ne recevant aucune méthodologie de son maître, il cherche dans la pratique des arts martiaux des réponses quant à la forme et à la presence que cette danse imposait.
Le karaté, le Kendo et le Tai chi ont nourri son parcours mais c’est surtout par la pratique de l’Aiki qu’il arrive à comprendre l’intérieur de la danse Nô et des autres techniques martiales. Son approche philosophique taoïste intègre sa recherche corporelle dans une globalité qui dépasse les limites de la peau.

Quelle est la base de votre enseignement ?

Il prend sa source dans la tradition japonaise du moyen-âge qui était une période de guerre civile. À cette époque, le Nô et le Ken (sabre) sont nés, ainsi que le Chado (art de cérémonie du thé) et le Kado (art floral). C’est une période de renaissance, fortement influencée par le Zen que les samouraïs ont beaucoup pratiqué. Par là, on cherche un état d’esprit éveillé et à la fois tranquille. Mon enseignement s’appuie aussi sur le taoïsme. Le mot « do » est la traduction de tao, philosophie qui affirme que le corps est un microcosme qu’on doit connecter au grand cosmos. Ce qu’on cherche c’est réveiller et découvrir le corps pour augmenter son potentiel.
Par exemple, les taoïstes prennent l’eau comme référence. On considère le corps comme un sac d’eau assez fluide. Cela permet de sentir une ondulation dans chaque mouvement et déplacement. On cherche à canaliser cette énergie pour l’expression corporelle, pour dynamiser les mouvements dans la danse, projeter des adversaires dans l’Aïki,…
Pour ça, il faut d’abord se tenir debout comme un squelette suspendu, avec les muscles bien relâchés. Mais avant tout, le cœur de mon travail, c’est la philosophie « wa », concept qui résume la culture japonaise, qu’on peut traduire par harmonie, union, paix, et qui permet le mariage du bouddhisme et du taoïsme.
Aujourd’hui, au XXIé siècle, on ne peut pas continuer sans réconciliation. Nos civilisations modernes sont forgées par la science. Il y a des aspects positifs et négatifs comme dans toutes choses, comme le Ying et le Yang. Le mot « science » me fait penser au verbe « scier ». Un acte qui coupe pour analyser, dont le but est le développement mais qui coupe aussi les liens entre notre corps et notre esprit, la civilisation et la nature, même entre les individus.

Pouvez-vous définir l’Aïki ?

L’Aïki est l’origine de l’Aïkido. Aïki, comme « Wa », signifie harmonie ou union. Kukai, un des plus grands philosophes du bouddhisme japonais, parle de six éléments qui constituent l’Univers : « rokudai mugué nisite tsuneni yuga nari ». La terre, l’eau, le feu, l’air, le vide et la conscience interagissent de manière fluide. Quand je médite ou pratique l’Aïki, ça m’arrive de temps en temps de ressentir cet état, cette union. Comme s’il n’y avait pas de frontière entre moi et l’espace, entre moi et les partenaires. Je suis semblable à l’air, la terre, l’arbre et mes partenaires, d’ailleurs à tous les êtres de l’univers.
La répétition des techniques de Jiu-jitsu (méthodes de self défense) favorise l’accès à cet état. Le maître tourne et bouge dans une spirale intérieure et prend son partenaire dans cette ondulation entre la terre et le ciel et il le projette. Il est comme un médium, pour moi. Souvent celui qui attaque ne sent rien. On tombe, on voit le ciel et on rit. Parce que c’est agréable. C’est un art de création, ce n’est pas un art pour détruire.
Je le considère comme une initiation qui peut montrer le domaine invisible depuis la période de l’Antiquité.
Effectivement, j’ai vu une statue antique grecque au musée des Offices à Florence, qui semble faire la même chose qu’en Aïki.

Quels sont les outils pour réveiller le corps par le Nô et l’Aïkido ?

D’abord, on prend conscience de chaque partie du corps, à travers la segmentation, par exemple on contrôle le mouvement des omoplates, on explore l’articulation de la hanche, chaque vertèbre. Puis on cherche la posture correcte, comme si le squelette était suspendu. Cette recherche on doit la faire aussi dans la vie quotidienne, par exemple, quand on sert du thé, l’épaule doit être bien relâchée et il ne doit y avoir aucune tension dans le bras. On cherche la bonne circulation d’énergie et, en même temps, on a le respect pour l’objet.
On prend aussi conscience du centre de gravité du corps, du poids du corps, à chaque instant. En japonais, pour le corps on utilise le mot « sizentai », qui veut dire corps naturel.
Un corps naturel c’est un corps vigilant, éveillé, conscient,… Une fois qu’on a atteint ça, on se connecte avec l’espace autour de soi. en tant qu’interprète, c’est important de sentir l’espace derrière soi, devant soi, le public, et puis derrière le public.
C’est comme dans un champ de bataille, il faut être attentif à son corps et à l’espace, sinon, on est perdu.

Comment travaille-t-on cette conscience de l’espace ?

Par exemple, en écoutant, rien qu’en sentant l’espace derrière soi, la présence change. On a une grande capacité déjà par la conscience. Je vous rappelle que notre conscience est en interaction avec l’espace. On l’oublie souvent.
En fait, ce qu’on cherche c’est atteindre le vide. Le vide ce n’est pas le rien, c’est être éveillé et tranquille. Dans le nô, comme acteur ou danseur, on est comme un médium, un capteur. L’acteur nô capte l’énergie du public, l’énergie du public traverse l’acteur parce que son corps est ouvert. On joue mais on est vide, on laisse faire ce qui se passe dans l’espace, on peut dire que le nô est l’art de la rencontre.
Pour réaliser cet état de vide, la méditation est une bonne méthode pour avoir un esprit assez tranquille et pas trop réactif. Ça peut être très utile pour les interprètes. La méditation est aussi très importante dans les arts martiaux pour se connecter à son partenaire. Si on impose l’attaque, l’attaque se fait toujours en conflit.
Chez nous on ne fait rien, quand on est vide on peut donc absorber la force du partenaire. Ce qu’on cherche c’est l’absorption. Ça peut être très utile pour l’acteur ou le danseur d’apprendre à absorber la force du public.

Votre association s’appelle « sayu-deux spirales », quelle est l’importance de la spirale, de la torsion en Aïki ?

En langue japonaise, on utilise le mot « mau » pour danse. Cela vient du verbe « maaru », qui veut dire tourner ou rotation. Dans le théâtre nô et dans l’Aiki, on parle de « sayu ». On va tourner d’abord vers la droite, dans le sens des aiguilles d’une montre, ce qui représente la force centrifuge, d’expansion, et après on tourne à gauche, ce qui représente la force centripète, de concentration.
Dans la danse classique on l’appelle dehors et dedans. Ces deux rotations représentent deux énergies différentes, dans les arts martiaux il s’agit d’harmoniser ces deux forces. On prend l’énergie et après on la ramasse. Dans la danse, on capte l’énergie du public avec ces rotations, alors que dans l’Aiki on guide l’adversaire vers la terre.
« Sayu » veut dire aussi gauche-droit, c’est la notion de Ying Yang. En langue japonaise « Sa Hidari » signifie le soleil ou feu « YuMigi » signifie l’eau. La maîtrise du Yang et Ying est, je pense, au cœur de tous les arts.

Quand je pense à l’origine de la danse, je pense aux prêtres de l’ancienne Egypte. Comment Cléopâtre a dansé ? La danse existait pour se connecter avec les dieux et j’imagine qu’ils tournent et je me demande pourquoi. On retrouve ces rotations dans la danse soufie, dans la danse orientale, la danse classique, etc. Ce mouvement de spirales autour de l’axe peut réaliser une circulation de l’énergie.

Le danseur devient un médium qui relie la terre et le ciel. Et il peut emmener le public dans cette ondulation.

C’est là que je vois l’origine de la danse.